French Premiere Magazine, Decembre 2001

DAVID LYNCH: MAÎTRE DU MYSTERE

Dans son dernier film, "Mulholland Drive", David Lynch fait vivre un univers étrange et beau que les mots ne sont pas toujours suffisants à expliquer.

INTERVIEW GÉRARD DELORME
PHOTOS BENNI VALSSON POUR "PREMIÈRE"

Meme s'il en veut aux producteurs d'ABC d'avoir refusé ce qui devait etre le pilote d'une série tele, David Lynch a tiré avantage de ce revers en laissant à son imagination le temps de trouver comment rendre cohérent un de ses films les plus stupéfiants. Tel un humoriste qui rechigne a expliquer ses gags, Lynch n'a pas d'explications à donner sur certains des elements les plus bizarres ou abstraits. Il préfere raconter des histoires parfois hilarantes, et laisser parler les images et la musique.

PREMIÈRE/ Mulholland Drive fait référence à une route sinueuse alors qu'Une histoire simple suivait un parcours en ligne droite. Faut-il y voir un signe?
DAVID LYNCH / Mulholland Drive est une route fantastique, située sur la crête des montagnes de Santa Monica. Par moments, elle traverse une zone résidentielle et, parfois, elle a des allures de route de montagne, ouverte et sauvage. La nuit, elle est très sombre. Beaucoup d'histoires et d'expériences y sont liées. Elle a un grand pouvoir d'attraction et de mystère. De certains endroits, on a une vue panoramique de Los Angeles ou de la vallée. On peut même voir les îles Catalina par beau temps. C'est une bonne expérience, de jour comme de nuit.
Entre le pilote de série télé refusé et la reprise du tournage pour en faire un film, que s'est-il passé?
Canal+ et Pierre Edelman m'ont proposé de reprendre le projet pour en faire un film. Il leur a fallu un an pour récupérer les droits. À la fin de cette année, je n'avais aucune idée de la façon de transformer en un film cohérent ce que j'avais tourné. Mais, une nuit, je me suis assis, et, en l'espace d'une demi-heure, les idées étaient arrivées. J'ai écrit les scènes additionnelles, et nous sommes repartis pour tourner pendant quatre semaines. Ces idées nouvelles ont changé chaque élément existant, et ce que nous avons tourné en plus a affecté le début, le milieu et la fin.
Avec ses rêves et ses désillusions, on dirait un hymne à la mythologie hollywoodienne.
Hollywood est un grand réservoir de mythologie. Il est toujours porteur de beaucoup d'espoir. Les gens croient qu'ils vont pouvoir s'exprimer ou devenir célèbres. C'est pourquoi ils sont si nombreux à débarquer ici, exactement comme les gens qui sont attirés par Las Vegas et la perspective de gagner gros. Mais très peu d'entre eux y arrivent.
Quels problèmes avez-vous rencontrés?
On n'a rencontré que des problèmes. Les décors, les costumes, beaucoup de choses ont été perdues pendant cette année [d'inactivité]. Soit dit en passant, ça fait un drôle d'effet de voir avec quelle négligence les choses sont gérées. Par miracle, nous avons trouvé ce qui avait été perdu et avons fini par rassembler tout ce qu'il nous fallait pour continuer.
Y a-t-il des éléments que vous regrettez de ne pas avoir pu développer?
Non. Je pense que cette hist jours aspiré à devenir un film. Elle a seulement pris un étrange chemin pour aboutir. A mon avis, c'est une bénédiction d'avoir procédé en deux temps. Ces idées ne seraient pas venues si, dès le départ, le projet avait été concu pour etre un long métrage.
Pouvez-vous dire quelles sont les scénes que vous avez tournées spécialement pour le film?
Non [il rit].
Dans la scène de la conférence, on dirait que vous avez voulu régler vos comptes avec les gens du studio en montrant que le n'a aucune initiative.
Oui, les gens prennent les décisions à sa place. C'est une question de pouvoir. C'est comme ça que ça se passe parfois à Hollywood. En France, on ne s'en rend pas très bien compte parce que le metteur en scène, ou le peintre ou le sculpteur, ont les clés de la liberté. Ils font ce qu'ils veulent. À Hollywood, le réalisateur est souvent un citoyen de seconde classe.
Pourquoi avoir donné le rôle du producteur à Angelo Badalamenti?
Angelo est un compositeur, mais je sais qu'il a toujours rêvé de jouer. L'expérience prouve qu'il a un vrai don d'acteur, mais j'ai peur d'avoir créé un monstre. Je crois qu'il va être très difficile de travailler avec lui à partir de maintenant.
Peut-on voir le personnage du cow-boy comme un équivalent de l'homme en noir de Lost Highway, à savoir une sorte d'intermédiaire entre deux univers?
Je n'aime pas trop m'étendre sur la signification des choses. Ce que je peux dire, c'est qu'il y a une tradition à Hollywood des acteurs cow-boys. C'est une espèce en voie de disparition, mais il en reste. Ils font partie d'un groupe très particulier, ils vivent leur propre vie, ils ne nagent pas dans la même eau que les autres acteurs. Que dans cette ville réputée pour ses gangs de rue, il reste encore des cow-boys, ça m'a toujours fait rêver.
D'où vient son costume?
C'est Monty Montgomery. Il est mon ami depuis longtemps et je lui ai demandé de jouer le cow-boy. Il porte ses propres vêtements. Il collectionne beaucoup ce genre de choses. Le chapeau qu'il porte a réellement appartenu à Tom Mix. Monty était producteur sur Sailor et Lula. C'est lui qui m'a suggéré de lire le livre. II voulait le réaliser. À l'époque, je l'avais prévenu qu'il y a des chances que je veuille en tirer un film après l'avoir lu. Je plaisantais, mais en fait c'est ce qui s'est passé.
Comment expliquez-vous que vos films soient plus clairs quand on les revoit?
La plupart du temps, on a fait le tour d'un film à la première vision. Mais certains films, comme Huit et demi de Fellini, comportent des abstractions qui ne se révèlent pas avant deux ou trois visions. De même pour les films de Kubrick: je les apprécie un peu plus à chaque fois que je les vois. Dans certains cas, les univers sont tels que vous avez carrément envie de les habiter. Si je pouvais, je verrais SunsetBoulevard ["Boulevard du crépuscule", Billy Wilder, 50] tous les jours.
Peut-on dire que Kubrick vous a influencé?
C'est possible. Je sais qu'il a aimé Eraserhead, et ça m'a touché jusque dans mon âme.
On peut voir vos peintures au hasard des expositions. Que faites-vous d'autre lorsque vous ne tournez pas?
J'adore la photo. Mes sujets préférés sont les usines et les nus. J'aime aussi manipuler des photos sur Photoshop Dun logiciel]. Ces applications nouvelles sont incroyablement bonnes. Un univers nous attend là.
Vous avez eu des mésaventures avec une vache. Que s'est-il passé exactement?
On m'avait demandé de faire une vache pour une exposition new-yorkaise appelée «La parade des vaches». Les organisateurs m'ont envoyé une vache en fibre de verre et j'avais carte blanche pour l'interpréter. J'ai bien insisté sur cette liberté parce que j'avais mon idée. Au lieu de peindre la vache, comme ils devaient s'y attendre, je l'ai un peu démantibulée. Une fois finie, je l'ai expédiée. Elle a d'abord fait une escale à San Francisco. C'est à New York que les ennuis ont commencé. Les organisateurs ont été très offensés par ma vache et l'ont éloignée de la parade des vaches. Ils l'ont transportée dans des sous-sols secrets de plus en plus profonds. Pendant une semaine, on l'a vue dans une galerie du Connecticut avant de disparaître. Jusqu'à ce jour, je ne sais pas où elle est.
Quels sont vos projets musicaux?
J'ai formé un groupe, le Blue Bob, avec mon ami John Neff. Nous sommes sur le point de sortir un nouvel album. Vous m'entendrez jouer de la guitare électrique. Le son évoque les usines avec une sensibilité des années 50. Et je travaille toujours avec Angelo [Badalamenti] sur un groupe appellé Thought Gang. Nous préparons actuellement un album.
Quelles en seront les ambiances?
J'aime le heavy-metal et aussi le rock n'roll onirique des années 50. Pour moi, cette forme de musique s'est exprimée pendant une période assez brève qui correspond à la collision du rhythm'n'blues et du rockabilly. C'est parti ensuite dans différentes directions, qui, à mon goùt, ne sont pas aussi satisfaisantes.
Que préparez-vous dans l'immédiat?
J'ai travaillé pendant deux ans sur un site Internet. Nous espérons le lancer incessamment. Nous voulions l'ouvrir au moment de la sortie américaine de Mulholland Drive, mais nous n'étions pas prêts. J'ai construit beaucoup de choses expérimentales, notamment trois nouvelles séries conçues exclusivement pour le Net. Il y a beaucoup beaucoup de départements, beaucoup d'endroits où se perdre. C'est un point de départ. On ne sait pas où ça va, mais ça n'arrête pas de changer.

"Mulholland Drive",' de David Lynch. Sortie le 21 novembre.

Copyright 2001 Premiere Magazine

Back to the Mulholland Drive articles page.